The Stone Roses

Elephant Stone

Elephant Stone

 Label :     Silvertone 
 Sortie :    octobre 1988 
 Format :  Single / CD  Vinyle   

Finalement, avec le recul, le phénomène n'aura duré que très peu de temps. Et puis, il n'aura concerné qu'une ville du nord de l'Angleterre, pourquoi donc tant de tapage ? Pourquoi cette effusion de nouveaux sons, de nouveaux styles et de nouvelles aspirations résonne-t-elle encore, malgré les années, préservée dans sa fraîcheur et rehaussé d'une tendre nostalgie ?

Le groupe mené par Ian Brown aura flambé presque aussi vite qu'il sera apparu sur le devant de la scène, se noyant dans des problèmes de labels et surtout d'ego surdimensionnés, et en réalité de drogues, car tout se réduit à ça. Alors qu'on leur promettait une gloire immense, ils n'auront jamais confirmé tous les espoirs placés en eux au cours de cette décennie déclinante.
Pourtant à l'époque, ils tutoyaient les sommets, de par leur musique extraordinairement festive et nonchalante.

Tandis qu'ils imposaient leur style par tâtonnement avec leur single "Sally Cinnamon", c'est en sortant en 1988 leur trublion tube "Elephant Stone" que les Stone Roses explosèrent les charts (jusque dans le Top Ten). Pour l'Angleterre entière, ce fut un coup de massue : voilà des guitares magiques qui, pour une fois, enfin, depuis longtemps, sans être obligé de passer par les synthés, donnaient l'irrésistible envie de danser. Jamais des accords cristallins (ceux de John Squire, restés célèbres ad eternam) n'avait autant incité à taper du pied, à dodeliner de la tête et à se laisser aller jusqu'à ce que l'ivresse emporte tout.
La formule, estampillée Stone Roses, et qui sera déclinée de manière époustouflante sur leur miraculeux premier album, voit ses ingrédients jetés là dès ce single historique. Tout est contenu en un poil plus de trois minutes, rondes comme un œuf, de la voix doucement fluette de Ian Brown jusqu'au rythme dansant, inspiré des sixties, de Gary Mounfield, dit Many. Et rarement une chanson n'aura autant capté l'air de son époque. Les titres suivants, "Falling Fathom Five" et "Hardest Thing In The World", prolongent le plaisir. Le premier en étant basé sur "Elephant Stone" joué à l'envers, procédé que le groupe affectionnera, le deuxième faisant la part belle aux chœurs dédoublés et vindicatif, ainsi qu'aux belles parties de guitare, prouvant au passage que John Squire pouvait tout se permettre, comme de basse, fondamental ici, notamment lors du passage psyché qui se glisse dans le morceau.

Soutenu par leur manager Gareth Evans (patron du night-club The International, concurrent de la Haçienda) et signé sur la subdivision du label dance Jive, le gang se permettra tous les outrages sur scène : adoptant des tenues complètement extravagantes, dix fois plus grandes que leur taille, et se balançant sur leurs pieds dans une danse paresseuse et nonchalante, les Stone Roses apporteront avec eux une grande part de psychédélisme. A l'image des guitares bariolées de John Squire, les shows feront office de transe inoubliable. Avec ces riffs tantôt lunaire, tantôt grattées frénétiquement, ce tempo ultra-dansant, ces pédales wah-wah et ce groove inimitable, "Elephant Stone" est l'hymne du plaisir de l'évasion, de l'orgie jusqu'à plus soif. On pourrait bouger et bouger encore, au rythme imparable de ce tube décoiffant, souvent traversé, au cours d'arpèges divins, par la grâce.
Leurs concerts étaient renommés dans tout le nord de l'Angleterre, aidés en cela par une publicité insolente : le groupe, pour se faire connaître, ayant couvert tous les monuments de Manchester de graffitis. Sulfureux, traités de hooligans par la presse, voire même de malades sexuels, les Stone Roses n'en étaient pas moins fascinant pour une majorité des mancuniens. Car leur véritable talent fut de représenter les aspirations de toute une jeunesse.

Leur musique hédoniste, douce et hypnotique, se faisait l'écho d'un désir à s'évader et à s'abandonner dans la fête et la danse. Ce que retinrent les Stones Roses des raves parties et des boites de nuit qui commençaient à apparaître, c'était ce même dénominateur commun : un goût certain pour la transe et les plaisirs artificiels. Utilisant alors de manière complètement originale les bases rock, la bande à Squire redonna de nouvelles vertus au rôle de la batterie, appuyée, aux reverbs, spatiaux, et au chant, lancinant et léger. Tremplin idéal aux départs cosmiques, Elephant Stone ne sert en fait que de fond sonore entêtant et berçant pour une évasion douce et lumineuse.
Et à l'époque, ce manifeste redonna une lueur d'optimisme à toute une frange de l'Angleterre. Fédératrice et rassembleur, c'est toute une génération qui couru aller se réfugier sous la musique euphorisante des Stones Roses. Alors que le gouvernement Tatcher avait encore plus sombré la middle-class dans une austérité sans pareille, le slogan ‘Dreaming till the sun goes down and the night turns into day' prenait tout son sens. Et c'est tout un quartier de Manchester, ces alignements de maisons rouges briques, pauvres de conformisme et de pauvreté esthétique, dans lesquels les chômeurs buvaient de la bière bon marchés devant Top Of The Pops en rêvant d'y participer, ces rues modestes où les jeunes jouaient au foot et où les plus grands jouaient à ressembler aux mafieux locaux, qui se vit alors envahir de peintures psychédéliques. Pour éviter la déprime, parce qu'il n'y avait rien d'autres à faire, parce que Manchester United était interdit de coupes européennes, parce que les radios diffusaient en boucle Whistney Huston ou Bananarama, les jeunes de la ville, au crâne fraîchement rasé, tandis que leurs idoles portaient des bobs ou affichaient des coupes au bol immonde, se ruaient assister aux concerts du groupe. Qui ressemblaient alors à la réunion d'assoiffés de rêves, de plaisirs simples, ceux de s'évader, de laisser tomber le quotidien, de partager une musique nouvelle, auquel s'identifier. Et de se livrer sans retenue à la grande messe du psychédélisme. Avec le concours précieux de l'ecstasy, nouvelle drogue qui venait d'apparaître sur le marché et dont Manchester devint la plaque tournante, les concerts des Stones Roses participèrent à la vague de folie qui s'empara de la ville.

Pour un temps, et pour l'éternité, Manchester devint le centre du monde. Les quartiers autrefois mornes et gris, gangrenés par la lutte des gangs et les pochtrons, la drogue et les armes, devinrent soudain les lieux à la mode, vers lesquels tous les regards convergeaient. Toutes les boites du coin se voyaient avoir des files d'attente de plusieurs mètres et les videurs devinrent de véritables mafieux, à l'image de Noonan. Les DJ's convoquées aux soirées accédèrent au statut d'idole et de fantasme sexuel pour bons nombre de filles désoeuvrées. Au milieu de tout ça, les Stone Roses s'amusaient comme des gamins (Ian Brown, qui avait 25 ans, prétendait n'en avoir que 22). Et affichaient sur leurs visages des sourires niais et épanouis, aussi élargis que celui des smileys, ces fameux badges inventés à l'époque, et que tout mancunien se devait de porter. De cette atmosphère bon enfant, ils réussirent à en tirer toute la substance pour la reporter sur leur chanson. Quant bien même les arpèges de John Squire se font les plus célestes possible, ils se déclinent sur un mode presque mystiques. Et jamais la batterie n'assura une frénésie aussi ostensiblement portée sur la fête et la défonce.

Car c'est de cela dont il s'agit en fin de compte : la morgue éhontée de cinq gamins, perdus dans leur rêve et leur absence total de projet, hormis celui de se démarquer de ses contemporains. Et avec eux, toute une jeunesse égarée, qui sait pertinemment que les choses ne vont pas durer, que tout cela, la Haçienda, les drogues à profusion, les premières raves parties de l'Histoire, Madchester ne seraient qu'un épiphénomène éphémère, mais le temps de quelques années, où les Stone Roses étaient sur le toit du monde, le temps d'une nuit blanche en fait, il n'est plus question que d'une chose : la musique. Et c'est bien l'essentiel.


Exceptionnel ! !   19/20
par Vic


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